Nos aînés retrouvent le vin… Que du bonheur !

Nos aînés retrouvent le vin… Que du bonheur !

Lorsque la proposition m’a été faite d’animer un moment de partage autour du vin dans une maison de repos, je n’ai pas longtemps hésité. Pourquoi? Impossible de le dire avec certitude. Un heureux pressentiment sans doute…

C’est l’Olivier à Uccle qui a accepté de faire vivre l’expérience à certains de ses pensionnaires. La direction de cet établissement nous a fait confiance et je lui en suis terriblement reconnaissant. Vous allez comprendre pourquoi.

Ma dernière incursion dans un tel lieu remonte à quelques années, lorsque pour la dernière fois, je vis les yeux de mon père me dire : « Je suis bien ici, ne t’en fais pas, mais je m’y ennuie un peu et ne pense pas y rester bien longtemps… ». La suite allait lui donner raison et l’extrême gentillesse du personnel qui l’entourait ne pouvait rien y changer.

Peut-être, inconsciemment, cherchais-je un motif pour réinvestir ces places où tant d’énergies sont déployées pour accompagner tranquillement ceux qui ne regardent souvent que vers le passé. Leur passé. Au moment d’écrire ces mots, je souhaite remercier l’initiatrice de ce moment, qui n’avait sans doute pas imaginé que l’enjeu intime de l’évènement dépassait en ce qui me concerne le simple cadre de l’activité.

Les mots de Tristan l’Hermite me sont alors spontanément revenus en mémoire : « Le vin pris avec tempérance est une seconde vie… ». Et Paul Claudel d’ajouter: « Le vin est professeur de goût et, en nous formant à la pratique de l’attention intérieure, il est libérateur de l’esprit… ».

Quand les mots traversent les siècles, la force de leur message s’en trouve souvent amplifiée.

Par ailleurs, l’idée de rencontrer des personnes dont pour certaines d’entre elles, le parcours avec le vin remontait à plus d’un demi-siècle, m’apparaissait comme une vraie chance, un vrai défi.

Comment allaient-elles réagir ? Alimenteraient-elles l’échange ? Quelle attitude adopteraient-elles vis-à-vis des divergences d’idées et de ressentis ? Serais-je l’intrus ? L’invité qu’on est heureux d’accueillir ? Qu’allaient-elles m’apprendre ?

Ils sont arrivés au compte-gouttes. Parfois seuls, parfois accompagnés, ils ont pris place et ont attendu, patiemment, que l’équipe soit complète. Le bâtiment est grand, il faudra un peu de temps pour que les convives soient réunis. Certains ne peuvent venir sans aide.

Premiers échanges… C’est gentil, monsieur d’être venu… Pourquoi êtes-vous là ? Vous allez vendre du vin à la séniorie ? Non ? Mais commercialement, ça ne doit être très intéressant pour vous… C’est encore plus gentil d’être venu… Prenez votre temps, vous savez, nous, on n’est pas pressés…

La première arrivée s’est manifestement fait belle, élégante… Elle remercie pour l’initiative, est heureuse d’être là, demande ce qu’on va goûter… Son esprit est vif, en alerte, elle est prête. Par son envie, elle me rassure.

Apparaît ensuite une autre dame. Le ton est donné d’emblée. « C’est fort aimable de vouloir m’aider à m’installer monsieur, mais je dois me débrouiller toute seule, et c’est ce que je vais faire ». Deux minutes plus tard, on frise l’incident diplomatique avec sa voisine, lorsque le ton monte entre elles, cette dernière évoquant avec scepticisme l’utilité qu’elle trouve à toujours dire tout haut ce qu’elle pense, surtout en parlant de ceux qui ne sont pas là…

Bon, pour cette fois, le tire-bouchon va nous aider à créer la diversion.

La troisième a des idées bien arrêtées. Sur tout. Affable, elle prévient tout de même (ayant aperçu l’appareil photo) qu’elle ne souhaite pas être photographiée car elle ne se trouve pas jolie sur les clichés. Lorsque je lui montre l’image que j’avais prise d’elle au moment où elle s’est installée, sans qu’elle le réalise, elle admet en marmonnant, presque à regret, que « ça va encore ». Puis reprend la main en insistant bien pour qu’on laisse une chaise vide à côté d’elle, lorsqu’elle réalise qui est la dernière pensionnaire à devoir encore arriver… C’est que je ne veux de mal à personne, mais j’ai mon caractère…

Heureusement que Julien, l’animateur, vient renforcer l’équipe masculine. Les hommes, au nombre de trois, sont clairement sous-représentés dans le groupe.

Le premier est venu pour prendre du plaisir et ne pas traîner. C’est un ancien médecin. « Diabétologue et très gentil » me glisse une voisine. Il n’observe ni ne sent le vin. Il goûte sans attendre, prêtant une oreille distraite aux commentaires collectifs. On lui verse peu dans le verre, Julien tente de le raisonner. En vain, si je peux dire.

« C’est bon » a-t-il soufflé, lorsque nous avons sollicité son avis. Et pourquoi pas… Dans ses yeux, que de la bonté… et le plaisir de profiter du moment.

Tout au long de l’activité, la main du second n’a pas quitté celle de son épouse, présente mais uniquement pour l’accompagner. Ils semblent tellement proches qu’il est difficile de deviner qui accompagne qui…

Elle n’est pas la seule, deux autres dames étant venues pour écouter mais pas pour goûter, l’une par souci médical, l’autre parce que le vin et elle n’ont jamais vraiment fait bon ménage… Elle finira tout de même par se laisser apprivoiser par deux couleurs sur les trois que je vais lui proposer.

Revenons à notre homme. Intéressé, ne se laissant approcher que par les rouges, posant de nombreuses questions sur ce qu’il a entendu au cours de sa vie au sujet de tel ou tel vin, ou pour vérifier l’exactitude de ce qu’il croit savoir en terme de vinification, de cépage… On a parlé technique, macération, fermentation, vendanges et même pourriture noble…

Le troisième m’a prévenu. Il est vraiment très heureux d’être là. Son sourire ne l’a pas quitté. Juste après la guerre, il s’est rendu en train jusqu’à Dijon, puis a effectué le trajet jusqu’au Clos de Vougeot, où il a assisté à une cérémonie d’intronisation des Chevaliers du Tastevin, dans la grande salle au sol recouvert de graviers, sur lesquels on jetait le reste des verres, avant de passer à la dégustation suivante… Lui ne l’a pas fait, il vidait toujours son verre, pour faire honneur au vin. Soudain, la mémoire se ravive, les détails sont précis. Son visage est vraiment éclairé. Il me prévient : « si vous allez là-bas, inutile d’imaginer pouvoir atteindre le clos en voiture, il vous faudra laisser votre véhicule à Dijon… ».

Puis il ajoute, ayant entendu que j’organisais des voyages dans le vignoble : « Quand vous retournerez en Bourgogne, prévenez-nous, ma femme et moi viendrons dans le car avec vous ».

J’adore ce qui se passe, les yeux de certains se sont fermés, d’autres pétillent encore, nos échanges s’emballent… Pas un moment d’ennui, de regret. Bien sûr, il faut susciter, déclencher, raviver les souvenirs, faire préciser. La richesse de ce moment-là, c’est aux pensionnaires qu’elle revient. Avant tout.

Passons à l’activité maintenant.

Tout d’abord, l’accueil. Stéphanie, l’initiatrice, disponible, attentive. Son parcours avec le vin s’est jusqu’à présent révélé quelque peu chaotique, ce qui ne l’a pas empêché de tenter une approche avec le verre. Il faut qu’on en reparle. Je la soupçonne d’avoir fait semblant pour me faire plaisir.

Julien ensuite, ce jeune animateur de la maison, dont la proximité complice avec les pensionnaires se ressent à chaque instant. C’est l’homme de l’écoute, de l’aide, des confidences. Le dépositaire des plaintes et des enthousiasmes.

Un métier merveilleux. J’imagine qu’il perçoit, lui, à quel point son travail éclaire le quotidien pas toujours très gai de ceux à qui il consacre ses journées.

 

Nous passerons ensuite les vins que j’ai apportés en revue, par paire. Deux blancs, deux rosés, deux rouges. Ces flacons ont été choisis pour faire parler. Test réussi. Ils présentent des visages diamétralement opposés, ce qui permet à chacun de dire facilement ses préférences. On ne s’en prive pas. Quand vient le temps d’argumenter, c’est plus compliqué. Les nez replongent dans le verre, sauf pour notre médecin, qui préfère regoûter. C’est plus sûr. Un silence s’installe puis la première salve est tirée. On n’en restera pas là, les échanges s’animent.

Les images pour décrire les vins commencent à s’exprimer, de bien jolis mots sont utilisés. Notre comité de dégustation improvisé est dans le ressenti, pas dans la performance. On va s’entendre et les langues se délient.

Que vous inspire ce bouquet ? «Eh bien monsieur, sans l’avoir goûté, ce vin m’inspire le bien-être »…

Et celui-là, vous le décririez comment ? Une expression pour le résumer à vos yeux ? « Une œuvre inachevée… » glisse sa voisine.

Monsieur, quand est-ce qu’on peut penser avoir trop bu ? « Pour les hommes, lorsque toutes les femmes sont encore plus jolies que d’habitude »…

Personne n’a jamais songé à compiler dans un ouvrage la beauté tranquille de ces mots assagis, patinés par le temps ? Je m’y risquerais bien moi, si les journées comptaient un peu plus d’heures…

Au terme de la séance, ayant attendu le début des premiers retours vers la salle des repas, mon voisin de table m’a attrapé le bras et subrepticement glissé à l’oreille (pour que surtout, personne n’entende sa confession) : « merci, car je suis venu pensant connaître des choses en vin, et je repars en réalisant que j’ai encore tant à apprendre… Vous reviendrez ? ».

Les témoignages de ces voyageurs au long cours sont décidément précieux. Si parmi nos jeunes, ceux qui se trouvent désemparés, en attente de sens à leur propre existence et de perspectives, pouvaient s’inspirer de l’état d’esprit de certains aînés, leurs difficultés s’en trouveraient fort probablement adoucies.

En partant, Julien s’approche de moi : « Merci, car vous les avez fait voyager, par le vin… ». Oui, nous avons voyagé et certains visages en étaient le reflet. Du Jura aux contreforts pyrénéens, de Beaune aux rives de Libourne, de la Méditerranée aux Dentelles de Montmirail… Le périple était long mais il en valait la peine.

C’est en sifflotant dans ma voiture que je suis rentré chez moi, imaginant, l’espace d’un instant, que s’il avait encore été là, mon papa aurait pu apprécier un tel moment…

Q.

Pour mieux connaître la maison de Repos L’Olivier, c’est ici…